sf02.htm
http://spt06.perso.libertysurf.frHomos Sapiens
(Suite)
Chapitre 5
Fin
Joe a reprit son travail : il essaye de rattraper le retard qu'il a pris avec Virtual Machine. Les problèmes de sécurité étaient cycliques chez Virtual Machine : "pendant trois semaines je suis pépère, pense Joe, et puis badaboum! toutes les tuiles arrivent d'un coup."
Trois semaines plus tard, Joe est en train d'analyser un fichier de contrôle de transfert pour tenter de localiser des pirates. Sur l'écran, l'icône du courrier urgent s'anime : c'est la réponse du gouverneur. Il lui a fixé un rendez-vous au même endroit dans deux jours. Le message ne semble pas laisser de place à une réponse. Le gouverneur n'a pas l'habitude que l'on discute ses propositions.
Joe, par sécurité, aurait bien voulu changer d'endroit mais il n'est pas sûr que le gouverneur ne le laisse pas tomber et c'était le seul décideur qu'il a pu contacte
Deux jours plus tard, Joe retourne dans la vieille maison encore un peu plus tôt que l'autre fois. Il a dissimulé un enregistreur vocal dans le canapé au cas où.
Le gouverneur arrive à peu près à l'heure avec le même garde du corps. Cette fois-ci, dès que le gouverneur est entré, le garde du corps ressort.
"J'ai parlé de votre problème avec le président, déclare le gouverneur, mais il trouve ça grotesque."
"Vous avez vu le président ?"
"Oui, j'ai eu plusieurs communications avec lui, ces derniers jours."
Des communications! Un doute traverse l'esprit de Joe. Concernant le président de l'Europe, il ne s'est pas posé de questions : il l'a mis dans la liste de gauche. Et si Joe s'était trompé ? Mais alors... Des communications..." dit Joe, l'air songeur.
Au moment où le gouverneur ouvre la bouche pour répondre, ses yeux s'arrondissent de surprise et de peur. Pendant une fraction de seconde, Joe se demande ce qui peut lui causer une telle réaction. Il comprend que le gouverneur Manster fixe quelque chose qui se trouve derrière lui.
Avant que Joe n'ait eu le temps de se retourner, il entend une espèce de "Plouf!" bizarre juste dans son dos, le sommet du crâne du gouverneur explose dans une gerbe de sang. Le gouverneur se ratatine doucement sur lui-même en prenant un air idiot, des débris de cervelle sont répandus autour de lui.
Joe se retourne et voit deux types habillés bizarrement, en noir avec des gants et des cagoules. Le premier, plus petit, tient une espèce de gros pistolet automatique muni d'une espèce de silencieux qui fume. Le deuxième, avant que Joe n'ait eu le temps de réagir, lui met sous le nez une giclée d'une petite bombe à gaz qu'il a dans la main
Instantanément, Joe voit tout trouble, et ne peut plus respirer, il sent qu'on lui met quelque chose dans la main mais il a besoin d'air et de lumière.
De l'air : il sort de la maison en courant, heureusement la porte s'ouvre vers l'extérieur et est entrouverte.
Dehors, il tente de reprendre ses esprits, les yeux lui brûlent, il ne peut pas courir, il n'y voit presque pas. Mais il distingue le garde du corps allongé près de la voiture dans une mare de sang. Plusieurs silhouettes arrivent à toute allure : à travers ses larmes, il reconnaît des uniformes. Il lève la main droite pour leur faire signe et c'est seulement à ce moment-là qu'il réalise qu'il a le pistolet dans la main. Il ressent une brûlure aiguë dans la poitrine et les silhouettes ne s'agitent plus.
Joe met plusieurs secondes pour s'affaisser et réaliser qu'il est en train de mourir. Il a une dernière pensée qu'il trouve presque comique : il pense à la liste. Il revoit l'écran du terminal : Il y a une longue liste de noms à droite et une liste beaucoup plus petite à gauche. Il pense qu'il faudrait rayer encore deux autres noms sur la liste de gauche.
Chapitre 6
Primo
Tout est calme, silencieux, le lit de la clinique est confortable. Quelle heure peut-il être? Je me sens en pleine forme.
Finalement, cette anesthésie m'a fait du bien.
J'ai pourtant l'impression d'avoir une gueule de bois. C'est une sensation étrange de se sentir aussi bien et cette gueule de bois : j'ai l'impression de flotter. Il doit être tard. Je n'entends aucun bruit : un silence presque inquiétant. Je pense à l'anesthésie et tout le reste, tout ça pour un examen de routine, un check-up qu'avait réclamé le directeur.
Je n'arrive pas à ouvrir les yeux! Je rêve encore ou il y a un problème ?
Et je n'arrive plus à bouger! Je peux faire des petits mouvements avec les doigts ou les muscles du visage mais impossible de déplacer les bras, les jambes ou la tête! C'est sûr, l'anesthésie a foiré et je dois être paralysé!...
Et je ne peux même pas appeler le docteur... Tous des incapables. Et moi, qu'est-ce que je vais devenir? et mon travail? Et pourquoi il n'y a personne dans cet hôpital ?
L'examen a dû foirer, je dois être devenu une espèce de légume?
"Bonjour Monsieur Nelson"
J'ouvre machinalement la bouche pour répondre "bonjour" mais, bon sang! je n'arrive pas à ouvrir la bouche ni à articuler le moindre son. Mais qu'est-ce qu'ils m'ont fait? Je sens la panique me gagner.
"Bonjour Joe" reprit la voix. "Rassurez-vous, vous ne pouvez pas ouvrir les yeux ni parler, ni bouger, c'est normal. Vous allez rapidement retrouver toutes vos fonctions, ne vous inquiétez pas."
Le docteur parle d'une voix très calme, là, juste à coté de moi.
Bon, au moins, je ne suis pas sourd!
"Je m'appelle Pierre, docteur Pierre Chur" Je suis responsable de la réanimation à la clinique.
"Maintenant écoutez-moi bien, ce qui suit est important :
Vous allez pouvoir ouvrir les yeux et vous lever dans très peu de temps, je sais que vous vous sentez en pleine forme mais nous dirons que vous êtes convalescent et je vous recommande fortement de ne pas vous agiter. Je vous recommande aussi, pour votre santé, de ne pas quitter votre chambre aujourd'hui.
Vous allez pouvoir marcher. Votre chambre est munie d'un terminal qui vous permettra de suivre les actualités."
"Maintenant, vous allez pouvoir ouvrir les yeux"
J'ouvre les yeux presque timidement : je ne suis pas dans le lit de la clinique mais dans mon propre lit, dans la chambre de mon appartement! Je suis un peu perdu. Tout a l'air normal dans la pièce. Un type blond assez grand, assez beau gosse, d'une trentaine d'années environ, est assis sur la chaise à coté du lit. Je ne me rappelle pas l'avoir vu à la clinique.
Je peux remuer les yeux, un peu la tête mais je ne peux pas bouger.
Pierre continue : "Désolé Joe, il y a eu un petit problème durant l'anesthésie mais vous allez retrouver toutes vos facultés, d'ailleurs, comme vous le voyez, nous vous avons ramené chez vous."
"Qu'est-ce que vous faites chez moi? Qui m'a ramené de la clinique? Est-ce qu'il y a eu un problème avec les examens?" Tiens, maintenant, j'arrive à parler. Ma bouche est un peu bizarre, pâteuse mais je parle.
"Écoutez, dit Pierre, c'est un peu long à vous expliquer et vous êtes encore fatigué. Il y a eu un problème durant votre anesthésie. Je vous expliquerai en détail tout ce qui s'est passé. Mais je vous le répète, c'est du passé et vous allez récupérer toutes vos facultés."
Je m'assois sur mon lit : le bureau, le petit terminal, tout est en ordre...
Je jette un coup d'œil à l'horloge :
"10h23 - 12/07/40"
"12/07/40"! Le terminal a dû tomber en panne.
"Quel jour sommes-nous?" Je me demande si le docteur a senti l'inquiétude dans ma voix.
"Euh, Nous sommes le 12 juillet 40"
"Juillet 40! Le terminal n'est pas en panne! Mais alors, je suis resté inconscient... octobre novembre décembre janvier février mars avril mai juin juillet : neuf non dix mois!"
"Est-ce que je peux me regarder dans une glace ?"
Pierre me tend une glace : J'ai l'air en pleine forme : les traits détendus, le teint frais, rasé de près.
"Qu'est-ce que c'est cette histoire! Le 12 juillet 40! Je me rends dans une clinique pour des examens de routine en octobre 39 et je me réveille chez moi, en pleine forme en juillet 40!"
- Écoutez, j'avais oublié l'horloge de votre terminal mais puisque vous vous êtes rendu compte plus vite que prévu de la date, autant tout vous raconter. Lors de votre check-up, en octobre, il y a eu un imprévu : vous avez fait une allergie au produit utilisé pendant l'anesthésie. Compte tenu des produits que nous employons et des examens que nous avons faits auparavant, il y a une chance infime pour que ça se produise mais ça s'est produit. Nous sommes désolés. Nous avons dû vous maintenir dans une espèce de coma pendant de nombreuses semaines. Ceci dit, votre corps a été parfaitement entretenu et vous n'avez aucune séquelle. Pour limiter le choc psychologique, nous pensions vous informer de votre situation progressivement. Voilà, vous savez à peu près tout.
- Juillet 1940! Et mon travail ?
- Votre société vous a trouvé un remplaçant, vu les circonstances, il faut s'attendre à ce votre employeur vous fasse subir quelques tests avant de pouvoir vous reprendre.
- Traduction : j'ai perdu mon job!
- Ce n'est pas ce que j'ai dit mais c'est presque un miracle que vous soyez vivant et en parfaite santé et considérez que vous avez beaucoup de chance...
- Bref, grâce aux médecins, à la médecine et à la clinique, je suis un chômeur chanceux.
- Vu vos compétences, et en admettant que votre employeur ne vous reprenne pas à son service, je ne doute pas que vous trouverez facilement un job...
Tout en discutant, je m'étais levé et habillé. C'est vrai que j'étais en pleine forme, je ne sentais même plus cette vieille douleur à la cheville gauche
- Bon et bien, je vais vous laisser, vous trouverez ma carte de visite à coté de votre terminal, bon courage Joe.
- C'est ça, c'est ça, au revoir.
Le docteur est sorti sans bruit. Moi, je ne sais plus par quel bout commencer...
J'active le terminal de la chambre, je calibre le pointeur laser du curseur et je m'installe au clavier et à la pédale pour jeter un coup d'œil aux actualités et surtout vérifier la date. Un coup d'œil à l'écran : 10h23 Jeudi 12 juillet 2040. A moins que le terminal n'ait été bricolé.
Je regarde mon terminal, c'est bien le mien, toujours le même, l'affichage a même l'air de marcher encore mieux qu'avant.
Je vais vérifier cette histoire de dates : il suffit de jeter un coup d'œil aux actualités et aux archives depuis octobre 39.
J'épluche rapidement les archives des actualités : rien de très intéressant. Je m'installe donc confortablement et j'épluche les nouvelles, jour par jour depuis mon hospitalisation.
Les heures passent et je deviens incollable sur l'actualité : j'avance doucement, la nuit commence à tomber quand j'arrive au mois de juin. Je parcours les actualités de juin :
20 juin 1940 : "Un psychopathe assassine le gouverneur Manster"
Je lis et relis la première phrase sans parvenir à comprendre : "Un certain Joe Nelson, responsable de la sécurité d'une grosse société d'informatique, a attiré le gouverneur Manster dans une maison désaffectée où il l'a assassiné ainsi que le chauffeur du gouverneur puis s'est donné la mort"
On a bricolé mon terminal ou alors j'ai été kidnappé ou bien, je ne sais plus...
Ou je suis en train de rêver. Pourtant l'article donne des détails sur la vieille maison de ma mère où je suis supposé avoir assassiné le gouverneur et son chauffeur et m'être donné la mort. Ces détails sont troublants. A moins que ce ne soit un machiavélique montage, mais pourquoi? Et comment ont-ils pu connaître tous ces détails sur la maison de ma mère?
Et pourquoi aurais-je assassiné le gouverneur? Je me souviens du gouverneur que j'ai rencontré dans une soirée il y a bien longtemps, je ne l'ai jamais revu depuis.
Tout au fond de moi, je commence à avoir peur, je sens que mon inconscient essaie de refouler une pensée mais elle remonte, elle s'impose, je sens que je perds la raison. Je m'assois sur le lit, abattu. Il fait nuit noire maintenant : je n'ai rien mangé de la journée et je n'ai pas faim. Tout ça est impossible, impossible, c'est un rêve.
Je reste encore là, assis sur mon lit, les bras ballant, pendant au moins une heure. Je me lève, doucement, je traverse la pièce, ouvre la fenêtre : onze étages. J'aspire une bouffée d'air frais, me glisse sous la fenêtre, Je reste un long moment à contempler le spectacle de la rue tout en bas. Onze étages, ça doit faire au moins trente mètres, vu d'ici on dirait cent.
Je tourne et retourne tous ces événements dans ma tête. Lentement, j'enjambe la fenêtre et m'assois sur le rebord, les jambes dans le vide. En me retenant par les bras au rebord de la fenêtre, je pose les pieds sur la saillie un peu plus bas. Je me penche en avant les mains agrippées au rebord.
Je réalise que si à l'instant, je lâche prise, je ne serai pas sûr de mourir, pas sûr d'avoir une éraflure, pas même sûr de tomber...
Chapitre 7
Secundo
Tout est calme, silencieux, le lit est confortable. Quelle heure peut-il être? Je me sens en pleine forme, il y a même longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien. L'anesthésie m'a fait du bien.
J'ai pourtant l'impression d'avoir une gueule de bois. C'est une sensation étrange de se sentir aussi bien et cette gueule de bois : j'ai l'impression de flotter. Il doit être tard. Je n'entends aucun bruit : un silence presque inquiétant. Je pense à l'anesthésie et tout le reste, tout ça pour un examen de routine, un check-up qu'avait réclamé le directeur.
J'ouvre les yeux, je suis toujours dans ma chambre de la clinique, il fait plein jour.
- Bonjour Monsieur Nelson
- Bonjour docteur, votre anesthésie a dû me faire du bien : je me sens en pleine forme!
- Je m'appelle Pierre, docteur Pierre Chur, je suis responsable de la réanimation à la clinique. Content de voir que vous êtes en pleine forme! J'ai quelque chose à vous dire, monsieur Nelson
- Vous avez trouvé une anomalie dans mes examens ?
Le docteur a dû sentir l'appréhension dans ma voix et s'empresse de me rassurer :
- Non, de ce coté là, tout va très bien, les résultats sont très bons, je vous assure qu'il n'y a pas de problèmes.
- Alors docteur ?
- Alors nous avons eu un problème à l'anesthésie
- A l'anesthésie? mais je me sens en pleine forme!
- Pourtant, vous avez fait une réaction extrêmement rare à notre produit anesthésiant. Cette réaction n'a laissé aucune séquelle mais vous a plongé dans... disons une espèce de coma...
- De coma? mais pendant combien de temps?
- Monsieur Nelson, Il est 10h30...
Je l'interromps
- Je suis donc resté dans le coma depuis hier après-midi jusqu'à ce matin? c'est bien cela ?
- Euh, à vrai dire, ça a duré plus longtemps que cela. Nous sommes jeudi.
- Jeudi!
- Oui, Jeudi 13 juillet 40
- 13 juillet 40! Vous vous moquez de moi!
Le docteur ne dit rien et me tend un journal papier qu'il a sous le bras. Je lis la date : mercredi 12 juillet 2040.
A moins que la clinique n'essaie de m'embrouiller ou que je sois en train de rêver, je sors de... octobre... dix mois de coma!
Je me laisse tomber en arrière sur mon oreiller et je récapitule : je rentre en pleine forme pour un examen de routine à l'hôpital. On me fait une anesthésie générale et je me réveille, en pleine forme, dix mois plus tard.
Le docteur me regarde attentivement.
- Nous nous sommes demandé la meilleure manière de vous informer à votre réveil pour limiter le choc psychologique et en particulier ce que nous appelons "le syndrome de la machination"
- "Le syndrome de la machination"? Décidément, l'anesthésie m'a ramolli le cerveau : je ne fais que répéter les propos du docteur.
- Oui, un syndrome qui se produit quand le sujet, au fond de lui, n'arrive pas à croire que tout ceci s'est réellement passé. Que tout est une mise en scène destinée à le tromper pour on ne sait quelle raison... C'est pour ça que je vous ai amené ce journal papier. Mais vous pourrez consulter un terminal.
- Mais que s'est-il passé pendant ces dix mois
- Et bien, votre corps a, en quelque sorte, hiberné...
- Non docteur, à l'extérieur
- Euh, rien de particulier, le chômage a augmenté, quelques découvertes technologiques mineures. Je dois avouer que je n'ai pas pensé à vous préparer une synthèse de l'actualité mais vous pourrez consulter les archives sur le terminal de votre chambre.
- Et mon boulot?
- Virtual Machine vous a trouvé un remplaçant mais je pense qu'ils pourront vous réembaucher dès que vous serez en mesure de travailler, ce qui ne saurait tarder.
- Quand pourrais-je quitter l'hôpital?
- La clinique. Et bien, Monsieur Nelson, étant donné que votre cas est très particulier, que votre, disons, hibernation ne nous a pas toujours permis de vous examiner comme nous l'aurions souhaité. Bien que vous vous sentiez en pleine forme, nous vous demanderons de rester quelques jours en observation et pour des examens. Je pense vous dire demain ou après-demain quand vous pourrez partir.
- Je suis enfermé ici
- N'exagérons rien, vous êtes là depuis dix mois, en tout cas, pour nous. Vous pourrez bien rester encore une semaine. Je repasserai vous voir cet après-midi.
Et le docteur me laisse seul, dans la chambre. Je me lève, je me sentais en pleine forme mais une fois debout, c'est un peu moins évident, un peu comme si j'étais saoul : j'ai du mal à coordonner mes mouvements. Je suis obligé de m'appuyer sur les murs pour ne pas me casser la figure et je m'installe devant le terminal : je le mets en route et vérifie tout de suite la date : 13/07/40... Je décide de faire un tour : J'ouvre la porte de la chambre : les couloirs de la clinique sont déserts. Mais quelques pas plus loin, je dois me rendre à l'évidence : "l'hibernation" a laissé des traces et mieux vaut regagner ma chambre si je ne veux pas me casser la figure.
Une fois assis de nouveau devant le terminal, je regarde les archives des actualités, sans grand intérêt. Un nouveau gouverneur a été nommé. L'ancien gouverneur Manster, tiens! Je l'avais rencontré à un dîner autrefois, a été assassiné par un psychopathe. Des nouvelles lois à propos du statut des robots domestiques et des taxes aussi. Des nouvelles avancées concernant les nanomachines générateur : un truc de la taille d'un four à micro-ondes relié au réseau de gaz et capable, avec ses nano-automates, de fabriquer n'importe quoi ou presque, de pas trop gros et organique, comme une paire de chaussures ou un poulet-frites.
Bref, je suis resté dix mois hors-circuit mais tout a continué. Depuis le terminal de la clinique, j'essaie de me connecter à Virtual Machine pour mon travail mais ça ne marche pas.
Le plateau repas arrive, le chariot se gare le long du lit et attend. Pas très bavard ce chariot. Je m'attendais à une voix synthétique féminine et langoureuse qui m'annonce que le repas est servi... rien. Pas très faim. Les boulettes de poulet sont très appétissantes mais n'ont guère de goût. La cuisine de la clinique n'a pas fait des progrès.
Chapitre 8
Réunion
Pierre avait rendez-vous avec le directeur au sujet de ses nouvelles recrues. L'immeuble se trouve au centre du quartier des affaires. Il pénètre dans le hall d'entrée en marbre, immense. Il introduit sa carte de visite dans le lecteur qui lui libère la porte d'accès aux ascenseurs. Quatre-vingt étages, Pierre sonne, il est identifié, le voyant vert s'allume, il pousse la porte et arrive dans le fameux bureau. Le directeur est en train de dicter un message au terminal.
- Bonjour, j'ai fini dans deux minutes, prenez une chaise si vous voulez.
Mais Pierre préférait rester debout, ce bureau lui plaisait beaucoup, un plancher en bois ancien presque entièrement recouvert de tapis précieux. De vieux meubles anglais, un plafond lambrissé. Le bureau était rectangulaire et ne devait faire pas loin de 500m2. La porte qu'avait franchi Pierre correspondait à un mur de 30m de long tendu de tissu clair et après, rien : les trois autres murs n'existaient pas, pas même une margelle. Le plancher s'arrêtait au bord du vide et la vue à ses pieds était vraiment extraordinaire : Les montagnes, la mer, les sommets enneigés... C'était encore mieux que la dernière fois : plus classique mais plus beau. La dernière fois, il n'y avait carrément pas de murs : le plancher, le plafond, et une porte sans mur. la vue était encore plus jolie mais c'était plus angoissant pour le psychisme. Le psychisme! chaque fois que Pierre se surprenait à utiliser ces mots humains, il avait un sentiment bizarre, presque une espèce de malaise...
Pierre pensait à la puissance de calcul pour tout ça... et à l'argent que ça représentait. Il adorait cette vue, ce vide, bien au chaud et en sécurité. Lui aussi, peut-être un jour aurait droit à un bureau comme celui-ci.
En attendant, il avait les pieds au bord du vide et admirait la chute d'eau de la rivière, là en bas. Il n'y avait aucune maison, habitation ou construction humaine visible, ce contraste était très reposant pour l'esprit. L'esprit... Pierre avait un pincement au cœur.
- Alors ces recrues ?
- Nous avançons, nous tâtonnons, Monsieur le Directeur.
- Vous avez lancé plusieurs répliques?
- Pas exactement monsieur, notre puissance de calcul actuelle ne le permet pas. L'expérience de la première a tourné court : nous n'avons pas eu toutes les informations mais je crois ça n'aurai pas marché.
- Il a réalisé?
- C'est probable mais pas certain. Disons qu'il s'est auto détruit au bout de quelques heures.
- Et vous l'avez laissé faire par humanisme ou opportunité ?
'Humanisme", le directeur a de ces mots, pensait Pierre...
- Je crois que c'était le meilleur choix. CA ne nous a coûté que quelques heures de calcul et nous avons appris beaucoup. Nous en avons tiré des enseignements pour la deuxième réplique.
- Qui tourne en ce moment ?
- Exactement, Monsieur le Directeur. Je ne crois pas qu'elle pourra être opérationnelle. Elle nous sert surtout à mettre au point le scénario pour une réalisation la plus douce et la plus efficace possible.
- Quand pensez-vous être en mesure d'en présenter un?
- C'est là le point le plus délicat : nous sommes, dans une certaine mesure, obligés de faire confiance au sujet mais il peut craquer ou simplement se tromper. Nous n'avons pas encore les logiciels pour faire de l'effacement sélectif vraiment efficace.
- Quelle est la difficulté? effacer des données ça ne paraît pas très compliqué.
- Nos simulations ont montré, monsieur le Directeur, que l'effacement sélectif conduit à une espèce de schizophrénie et une mise hors circuit du sujet. Nous ne pouvons pas prendre ce risque, du moins pas encore. En fait, nous avons démarré un projet avec une société et un sosie de faible importance que nous allons effacer sélectivement uniquement pour analyser le problème. Nous nous attendons à des petites catastrophes.
- Hum, très intéressant, de toutes façons, en cas de catastrophe, comme vous dites, vous pouvez toujours faire machine arrière de quelques jours.
- Effectivement, monsieur le Directeur, du moins tant que nous ne l'avons pas interfacé au monde réel, après il est trop tard, c'est pourquoi nous tenons à prendre le maximum de précautions.
- Avez-vous pensé à prendre un sosie et à l'informer entièrement de la situation, je dis bien entièrement : ses "collègues", nous, moi-même... Qu'en pensez-vous ?
- C'est un domaine nouveau et délicat. Là aussi nos simulations se sont révélées catastrophiques. Nous appelons ça le syndrome de la marionnette : la sensation d'être entièrement manipulé et "lu" conduit rapidement le sujet à l'abattement et au suicide.
- Continuez.
- Ce ne sont que des simulations mais les résultats sont tellement négatifs que nous pensons qu'il est beaucoup trop tôt pour faire des manipulations réelles. A moins bien sûr, que nos crédits temps machine soient considérablement augmentés. Nous n'avons pas assez de puissance de calcul à notre disposition. Je n'arrive à faire tourner qu'une seule réplique. Et encore, en bricolant avec les temps de sommeil pour faire du temps réel.
- Vous savez bien que vous n'aurez rien de plus avant d'avoir des résultats. Ces expériences nous coûtent des fortunes. Si vous avez des résultats, vous aurez du temps machine supplémentaire. Ne pouvez-vous pas faire bifurquer vos répliques en temps différé ?
- J'y ai pensé monsieur, mais c'est déjà très compliqué. Et puis pour l'instant, aucune réplique n'a encore tourné longtemps, peut-être que quand nous aurons fait des progrès.
- D'accord, revenez me voir à ce moment-là. N'oubliez pas, des résultats! surtout au plan de la sécurité. Et soyez prudent, en cas de doute, les automates de surveillance détruiront vos répliques avant que vous ayez eu le temps de faire ouf! Au revoir.
Le directeur avait raccompagné Pierre devant la porte du bureau.
- Je vais surveiller tout ça de près, au revoir, Monsieur le Directeur.
En reprenant l'ascenseur, Pierre se disait que s'il avait des illusions avant cette réunion pour faire changer d'avis le directeur au sujet de la puissance calcul qui lui manquait, c'était raté : il n'obtiendrait rien de plus pour l'instant. Ah! si seulement il pouvait faire tourner trois ou quatre répliques simultanément...
Du coup, arrivé au rez-de-chaussée, il eut la flemme de refaire le trajet, excellent pour le psychisme. Le psychisme, tu parles! Il prit le premier portique pour retourner directement chez lui et continuer son travail.
D'après ce qu'il voyait sur son terminal, Joe Nelson avait beaucoup fouiné dans les actualités, cherché, vainement, à joindre Virtual Machine et puis il s'était reposé en rêvassant et à se demander ce qu'il allait faire.
Pierre modifia quelques réglages, demanda conseil à la machine, modifia et vérifia sa tenue vestimentaire et prit le portique pour retourner à la clinique.
Chapitre 9
Pestiféré
J'étais en train de rêvasser quand le docteur entra.
- Comment vous sentez-vous ?
- Allongé, très bien docteur, les fonctions intellectuelles ont l'air de marcher aussi mais debout, ou plutôt quand j'essaie de marcher, j'ai du mal à ne pas me casser la figure.
- C'est normal, vous ne vous êtes pas déplacé depuis longtemps. En fait, il y a un décalage entre votre corps, qui n'a pas vraiment fonctionné depuis quelques mois, et votre esprit qui se sent normal. Vous verrez, tout ça devrait s'améliorer très vite. Il faut vous forcer à marcher et vous arrêter seulement si vous avez des migraines.
- OK docteur, quand pourrais-je quitter la clinique?
- CA dépend, bien sur de vos progrès mais, en principe, dans une petite semaine...
- Encore une semaine à moisir ici...
- Vous avez un terminal : vous pouvez vous connecter au monde extérieur...
- Justement, j'ai essayé de contacter ma société, en vain.
- Je vérifierai mais il est possible, et même probable, que nous n'ayons pas les autorisations nécessaires.
- Si vous pouvez jeter un coup d'œil sur ce point docteur. D'autre part, comment ça se passe au point de vue finances?
- Rassurez-vous, tous vos soins sont pris en charge. En ce qui concerne votre traitement, vous touchez encore des indemnités Virtual Machine correspondant à votre salaire.
- Et ensuite?
- Ensuite, il y a plusieurs possibilités : soit vous récupérez votre job à Virtual Machine, soit vous trouvez quelque chose ailleurs. En attendant, l'assurance de la clinique vous versera une pension qui correspond à une partie non négligeable de votre traitement.
- Pendant combien de temps?
- Je crois que c'est indéfiniment
- Vraiment?
- Oui, comprenez bien que votre cas est très rare mais que la clinique se considère comme responsable de ce qui vous arrive et s'efforce, dans la mesure du possible, de réparer.
- Et des indemnités.
- Des indemnités?
- Oui, par votre faute, enfin, je veux dire, par la faute de la clinique, j'ai subit un préjudice, il serait juste que je touche une indemnité pour dédommager.
- Euh! A vrai dire, nous ne l'avons pas envisagé. Je vais me renseigner. Mais je crois franchement que, dans la mesure ou nous vous garantissons une pension, vous aurez énormément de mal à obtenir aussi une indemnité. Avez-vous d'autres questions?
- Non docteur.
- Et bien bonne nuit.
- Bonne nuit.
Le docteur quitte la chambre. La lumière artificielle compense doucement la nuit qui arrive. Je me réinstalle devant mon terminal. Je ne suis pas arrivé à joindre Virtual Machine ni aucun collègue de travail. Marthe n'a répondu à aucun de mes messages, je n'arrive pas à joindre mes amis. Je sais que j'ai un tempérament plutôt solitaire. Mais quand même! Ou ce terminal est détraqué ou je suis devenu pestiféré.
Pierre était très content du numéro deux, il pensait même qu'il ne serait tout compte fait peut-être pas obligé de le déconnecter, du moins pas tout de suite. Cette nouvelle étude était passionnante, pas très morale mais passionnante : Allait-il réussir à créer une troisième race : des virtuels involontaires?
Si oui, quel sacré progrès! D'une part on se débarrasse de gêneur dangereux comme ce Joe Nelson. Et même, dans son cas, avec le gouverneur, on s'était débarrassé de deux gêneurs d'un seul coup. Une idée brillante, il faut le reconnaître, du directeur. Mais en plus il travaille pour nous sans même le savoir! Enfin, on espère réussir à le faire travailler pour notre bord sans qu'il s'en rende compte mais c'est loin d'être fait. On allait enfin répondre à la question : est-il possible, certes, dans un premier temps, en faisant beaucoup de bricolages et de réglages délicats au MVP, est-il possible de faire tourner un esprit humain sans même qu'il ne s'en rende compte? Et en ne l'abrutissant pas trop pour qu'il garde suffisamment de facultés intellectuelles pour travailler efficacement et justifier la puissance de calcul consommée?
Passionnant!
En fait, tout le problème était là : il fallait enlever tout ce qui était inutile en dehors du travail, mais on était obligé de garder un tas de trucs qui servaient uniquement à donner au virtuel l'illusion d'une existence réelle. Ce dosage, Pierre en était convaincu, était la clef du problème.
Et une fois le problème résolu, plus rien n'empêcherait l'expansion du pouvoir des virtuels : tout ceux qui se mettraient en travers seront retournés comme un gant! Un sacré défi technique!
Bon, au départ, et vu le coût machine, il fallait soigneusement choisir le candidat. Ce Joe avait un excellent profil, si jamais on pouvait le retourner, au moins pendant quelques jours, ce serait la preuve que c'est possible. On pourrait enfin construire un monde où les non-virtuels ne serviraient plus qu'à construire, améliorer et entretenir les machines des virtuels. Le rêve devenu réalité!
En attendant, il fallait mettre "les doigts dans le cambouis" et trouver une solution à la "peste" de Joe. Pierre commençait à se dire que le rétablissement des fonctions de marche allait durer nettement plus longtemps que prévu et il passa une partie de la nuit à procéder à des réglages et à préparer des examens.
8h00, la porte s'ouvre, une petite brune dans une blouse blanche : ce coup-ci j'ai droit à une infirmière pour le plateau petit déjeuner. Pas très bavarde. Elle m'annonce qu'elle va me faire marcher un peu pour voir ce que ça donne. Je me lève, elle m'aide à sortir dans le couloir "vous verrez, ça va s'améliorer très vite" qu'il disait le docteur. Tu parles! Pas beaucoup de progrès par rapport à hier, ça me fait redescendre le moral.
- Pas fameux!
- CA ne veux rien dire, l'état en soi, n'est pas très important, ce qui compte, c'est la progression. Et puis vous êtes sorti de plusieurs mois de coma seulement hier matin.
Là-dessus, l'infirmière m'aide à retourner dans ma chambre et à m'asseoir pour manger mon plateau repas et elle s'éclipse. Tout en mangeant, je me dis que je ne suis pas prêt de courir le 100m. je termine le plateau et je m'installe devant le terminal pour bricoler.
- Bonjour, comment allez-vous ?
Le docteur rentre dans la chambre.
- Bonjour docteur, tout va bien mais je ne suis pas prêt de m'inscrire aux jeux olympiques...
- Oui, il est un peu trop tôt pour se prononcer mais il me semble que les progrès ne sont pas évidents, nous en saurons plus après les examens. En attendant, j'ai pas mal de nouvelles pour vous. Je commence par votre employeur.
- Virtual Machine ?
- Oui, c'est un peu compliqué : il semble que pour Virtual Machine, vous soyez mort et que donc, à leurs yeux, vous êtes en quelque sorte un imposteur.
- Mais enfin, c'est impossible!
- Écoutez, je me suis renseigné, je sais que ça peut paraître incroyable mais, vu votre position chez Virtual Machine, j'ai l'impression qu'ils ne veulent pas prendre de risques. Mais il y a plus fort : je crois qu'ils ont fait en sorte que vous ne puissiez plus, par sécurité, contacter vos ex-collègues et même certains de vos proches ont été "écartés" pour que vous ne puissiez pas prendre contact avec eux. Cette mesure s'étend même à certains de vos amis en privé.
- Mais enfin, c'est incroyable! ou bien je suis Joe Nelson et ils n'ont rien à craindre ou bien je suis un imposteur mais dans ce cas, je ne pourrai renseigner personne.
- Je suis d'accord avec vous mais eux, visiblement ne partagent pas mon avis. En plus, ils ont l'air d'avoir de gros moyens pour décider les gens. Ceci dit, ce n'est pas ma spécialité. J'ai une autre information : je connais une entreprise qui vient de démarrer : comment disaient-ils autrefois? Ah oui! Une "start-up" : STS qui pourrait sans doute utiliser vos services. Je crois qu'ils payent bien et qu'ils sont pressés. En attendant de résoudre vos problèmes avec Virtual Machine, vous pouvez peut-être les contacter. J'ai laissé leurs coordonnées dans votre terminal.
- Merci docteur, je suis un peu démoralisé : mon corps qui fonctionne mal, je me sens complètement isolé.
- Oui, je sais, pestiféré
- Ah! Je vous l'ai dit! je ne me rappelais pas.
- Euh! Oui, il ne faut pas vous démoraliser. Vous avez tout votre esprit. En ce qui concerne votre corps, c'est juste une question de temps. Vos ennuis avec Virtual Machine sont compréhensibles quand on sait ce qui vous est arrivé : disparu pendant des mois sans nouvelles et quand on connaît votre position chez eux et la taille et l'activité de la société.
- Vous devez avoir raison, il faut que je réfléchisse. Merci pour la proposition de STF.
- STS, je vous laisse, bonne soirée.
- Bonsoir docteur.
Le docteur quitte la chambre et je me replonge dans le terminal, je jette un coup d'œil à la proposition qui a l'air intéressante et tout à fait dans mes cordes mais j'ai plutôt envie de me changer les idées ce soir. Je demande au terminal des vieilles bandes dessinées du XXe siècle : je commence par me plonger dans la lecture d'un album d' "Asterix le Gaulois" puis je tombe sur des vieux dessins de Gotlieb, des trucs un peu moins vieux d'Andrew et sur une bande dessinée de "Scoubidou".
Mais qu'est-ce qui m'arrive : j'ai devant les yeux un menu en rouge avec plein d'options "état général", "réglages de base". Je ferme les yeux, le menu est toujours là! Mais qu'est-ce qu'ils m'ont fait. Le menu s'est allumé quand j'ai lu le mot "Scoubidou". Zut! le menu vient de disparaître! Je relis le mot "Scoubidou", "SCOUBIDOU", je me mets à parler, à crier 'SCOUBIDOU", mais rien ne change. Je commence à me demander si j'ai rêvé. Mais au fond de moi je commence à entrevoir la vérité, mes problèmes Virtual Machine et mes dix mois de coma. Les salauds!
Et là, comme par enchantement, le docteur, mais est-ce seulement un docteur? rentre dans la chambre.
- Salaud, qu'est ce que vous m'avez fait!
- Calmez-vous monsieur Nelson. Nous avons fait une grosse erreur en oubliant de désactiver le mot clef de votre menu personnel.
- Un virtuel, un pantin, une marionnette, un sac de chiffres, voilà ce que vous m'avez fait!
- Écoutez, Joe, d'une part vous êtes mort dans le monde réel il y a quelques jours et, par un concours de circonstances que je vous expliquerai en détail, nous avons récupéré votre fichier d'il y a quelques mois. Nous avons décidé de vous donner votre chance et d'essayer de vous faire tourner, à votre insu et de vous faire travailler pour nous, via STS.
- mort?
- Je sais que ce n'est pas le top mais considérez que vous êtes un assassin...
- Un assassin!
- Oui, je vous expliquerai ultérieurement en détail. Et un assassin mort. Que vaut-il mieux : votre situation actuelle ou un cadavre d'assassin? De toute façon, vous avez le choix et vous pouvez disparaître. Mais réfléchissez bien, c'est irréversible. Je pense que vous avez de toute façon intérêt à tester votre situation avant de prendre votre décision.
- Un virtuel!
- N'exagérez pas l'état de virtuel : ce n'est pas si dramatique que ça puisque, en trois jours et à cause d'une erreur stupide malgré nos précautions, vous ne vous étiez même pas rendu compte de votre état. De plus, si vous acceptez de collaborer avec nous via STS, vous retrouverez immédiatement l'usage de votre corps.
- Bande de salauds, vous m'avez rendu infirme!
- N'oubliez pas votre statut de cadavre assassin : on ne pouvait pas vous permettre de sortir dans votre état, il fallait trouver une solution douce pour une transition.
- Je devrai vous tuer!
- Soyez sérieux, vous savez bien que ce n'est pas possible!
- Ne comptez pas sur moi pour vous aider, je préfère disparaître.
- Comme vous voulez, réfléchissez bien. Par sécurité, vous ne serez autorisé à vous supprimer qu'à partir de demain matin.
- Foutez-moi le camp!
Le docteur ne dit rien et disparaît comme par enchantement! Il n'a même pas pris la peine de prendre la porte pour sortir.
Abattu, je réfléchis : un virtuel. Et si je me coupais un doigt pour voir? pas sûr que j'en ai le courage. Est-ce que les virtuels vont aux toilettes? A quoi ressemble une merde virtuelle?
Et les maladies? je suppose qu'il suffit de faire le bon réglage. Mais il doit bien y avoir des maladies de l'esprit. Il doit y avoir des psychanalystes virtuels. Peut être en fait des programmes experts qui effectuent quelques fins réglages ou une lobotomie...
Quelle horreur! j'ai besoin de me changer les idées.
Je m'installe dans mon lit et regarde un film débile pour penser à autre chose avant de sombrer dans le sommeil.
- Bonjour monsieur Nelson , comment allez-vous ? Avez-vous passé une bonne nuit ?
- Ça va docteur, je commence à m'habituer au fauteuil roulant
- J'ai une bonne nouvelle pour vous, une société, STS cherche quelqu'un, vous feriez, à mon avis, un bon candidat.
- Je pourrai avoir plus de renseignements?
- Pas de problèmes, je leur ai demandé de mettre tout ça sur votre terminal.
Je manœuvre maladroitement le fauteuil en heurtant le pied du lit pour m'installer devant le terminal et je lis la proposition de STS. Le contrat a vraiment l'air intéressant
- Très intéressant docteur, je crois que je vais leur envoyer un message. Croyez-vous que je puisse faire ce travail dans mon fauteuil roulant?
- A mon avis, ça n'est absolument pas un problème
Ce serait extraordinaire, si je pouvais décrocher ce job. C'est grâce à vous docteur!
Le docteur ne répondait pas mais il était visiblement très content de m'avoir trouvé ce travail.
- Et puis, il me faudrait un terminal plus puissant et puis un bureau,
- Ça ne me paraît pas un problème et vous pourrez certainement avoir l'un et l'autre.
- Merci encore docteur, oui, je crois que j'ai besoin d'un bureau, d'un bureau...
Chapitre 10
Bataille navale
Le directeur avait de nouveau convoqué Pierre à un rendez-vous. Malgré sa hâte, Pierre s'obligeait à se déplacer normalement pour rejoindre le bureau en marchant le long des trottoirs du centre des affaires. Dans le gigantesque hall d'entrée, Il apercevait l'entrée de l'exposition d'art permanente que pratiquement personne ne visitait. Encore de la puissance de calcul gaspillée se dit-il. Une fois identifié et introduit dans le bureau, le directeur l'accueille avec un verre dans chaque main.
- Champagne! il reste à faire mais il semble que votre dernière créature ne fonctionne pas trop mal.
- En effet, je vous remercie monsieur le directeur.
Pierre n'avait jamais été convaincu par le champagne virtuel, il aurait préféré un bon verre de vin rouge mais ce n'était pas le moment de faire la fine bouche.
- Comme je vous l'avais promis, nous venons de doubler vos capacités de calcul et je pense pouvoir faire encore mieux sous peu.
- C'est une excellente nouvelle
- De toute façon, en ce qui concerne les capacités de calcul, le temps travaille pour vous. Je devrai dire pour nous. Depuis que la conception des nouvelles machines quantiques est confiée à des virtuels, les cadences de conception ont augmenté ce qui nous permet de fabriquer des ordinateurs encore plus puissants ce qui augmente encore plus nos capacités de conception et ainsi de suite.
- Une augmentation exponentielle, monsieur le directeur
- Exactement! en dehors des opérateurs, nous allons bientôt pouvoir nous débarrasser des humains.
Tout en buvant son champagne et en pensant à cette excellente nouvelle, Pierre observait la vue depuis le bureau. Tiens, se dit-il, tout a changé; aujourd'hui, on voyait la vue "réelle": les immeubles du quartier des affaires tels qu'ils sont "réellement". Pierre n'avait jamais vu ce panorama auparavant. Le directeur nous prépare une déprime ou quoi
- Grâce aux nouvelles capacités de calcul, je vais pouvoir faire tourner plusieurs copies simultanées et améliorer mes algorithmes d'effacement sélectif.
- Dès que tout ça commencera à marcher, vous pourrez faire la connexion au monde réel.
- Oui, mais il faut que nous soyons sûrs de notre coup, une fois la connexion assurée, la marche arrière, les divergences et les effacements deviennent lourds de conséquences.
- Certes mais vous avez franchi une étape importante, cela méritait bien d'ouvrir une bonne bouteille. Nous avons aussi amélioré votre bureau : sa superficie et ses ouvertures ont été augmentées. Je crois que c'est un argument auquel vous êtes sensible.
- En effet, je vous remercie monsieur le directeur.
Le travail pour STS était très intéressant : En tant que spécialiste de la sécurité, je devais me mettre dans la peau d'un pirate pour tenter de forcer l'accès des sites indiqués par la direction. STS était sollicité par des grosses sociétés qui voulaient contrôler l'étanchéité du système de filtrage de leurs communications. Je devais pénétrer ces systèmes sans éveiller les soupçons, récupérer des informations sensibles puis les donner à la direction qui les remet ensuite au client pour juger de l'étendue des dégâts : un travail passionnant.
Après m'être fait la main pendant quelques jours sur des "petites pointures" qui, en fait, étaient des vraies passoires, j'étais passé à la vitesse supérieure. Les systèmes que j'étais en train d'analyser étaient beaucoup plus coriaces...
On m'avait demandé d'attaquer un système particulièrement bien verrouillé : du beau travail de sécurité. J'ai rapidement compris que je n'en viendrai jamais à bout. J'ai abandonné l'attaque frontale et j'ai essayé une approche indirecte : j'ai recensé les liens reliés au système central pour choisir les plus faibles ou du moins les plus faciles à casser.
J'ai fini par trouver un lien un peu bizarre qui n'était même pas répertorié. Il devait s'agir d'un ancien système oublié qui risquait d'être plus facile à percer et que je pourrai peut être ensuite utiliser comme "cheval de Troie" pour m'introduire dans la cible principale.
Il y a quelque chose qui clochait dans mes analyses. J'ai commencé par ressentir un malaise diffus sans pouvoir l'expliquer. J'ai compris que c'était ma petite clochette interne qui sonnait. Mon intuition professionnelle qui n'était rien d'autre que l'expression de pas mal d'années d'expérience. Quelque chose clochait mais quoi?
J'étais découvert : on m'avait repéré, j'avais échoué. On me laissait agir en me filant pour comprendre mes méthodes. Mais non, ce n'était pas cela, il y avait autre chose. Le système avait l'air de réagir à mes attaques dès qu'elles partaient. En face il y avait quelqu'un qui savait à l'avance ce que j'allais faire. Et pourtant les réponses étaient incohérentes et désordonnées. Bizarre...
Au bout d'un moment, je me suis rendu compte que le système réagissait même AVANT mes attaques! Je devais me répéter ça pour me convaincre : sauf erreur dans l'analyse des données : le système devinait mes attaques avant qu'elles ne démarrent!
Je passais des heures et des heures devant le terminal : la pédale du curseur devait chauffer!
J'ai travaillé quelques jours sur ce problème avant de tomber sur quelque chose de complètement insensé ahurissant, impossible : le système réagissait à ma propre pensée !
C'était là, sur le terminal, sous mes yeux. J'avais construit un programme qui affiche en symboles simples et clairs l'état du "cheval de Troie" potentiel, et là s'affichait le truc incroyable : le système réagissait à mes pensées!
Après une longue réflexion, j'ai décidé de jouer mon va tout : quelque chose qu'on ne fait jamais en sécurité : modifier les données du système.
Mais si mes soupçons étaient fondés, peu m'importaient les règles de la sécurité.
J'ai pris un exemple idiot : j'ai pensé au vers d'un poème de Victor Hugo : "Veux-tu planer plus haut que la sombre nature?". J'ai noté cette phrase avec un commentaire "j'ai choisi cette phrase à 14h15" dans un coin du terminal.
J'ai aussitôt constaté, avant même de noter la phrase, la modification des symboles de mon programme.
J'ai alors construit une séquence de données fabriquées au hasard. J'ai rentré cette séquence dans les données modifiées de "cheval de Troie". Une sensation bizarre : impossible de me rappeler le vers de la poésie. Je sais que j'ai choisi un poème cinq minutes plus tôt mais impossible de me rappeler lequel. Je regarde sur l'écran: "Veux-tu planer plus haut que la sombre nature " et le commentaire.
Ça ne me dit rien! je connais ces vers mais je ne me rappelle pas les avoir choisi !
J'ai des sueurs froides. Non seulement, le système réagit à mes pensées. Mais quand j'en modifie les données, ma propre pensée est modifiée !
Je récupère l'entête cryptée du "cheval de Troie". A force de bricolage, je finis par la décoder :
"système 252, identité : Joe Nelson, accès réservé niveau 1"
Je demande fébrilement à la machine de chercher d'autres structures du type "cheval de Troie", il y en a pas mal... Je demande un tri pour trouver celles qui contiennent les liens les plus nombreux avec la structure précédente et je tombe sur un autre système.
Il ressemble au premier : il se modifie en permanence mais ne réagit pas à ma pensée. Je décrypte l'entête, c'est un peu plus compliqué et j'y passe deux heures de plus mais je sens que mon cerveau marche à toute vitesse:
"système 238, identité : Pierre CHUR, accès réservé et surveillé niveau 5"
Je réfléchis longuement et je passe encore un long moment à rentrer pas mal d'instructions dans le terminal, j'ai l'impression que j'ai envisagé toutes les possibilités mais je joue gros et je suis bien placé pour savoir que "toutes les possibilités" est une expression qui n'existe pas en matière de sécurité. L'idéal serait, bien sûr, de prendre son temps, de fabriquer des programmes d'analyse, de recouper toutes les données, d'écrire tous les scénarios... Mais le temps joue contre moi, je suis condamné à aller vite sous peine d'avoir des gros ennuis. C'est une question d'heures, peut-être même de minutes.
Enfin quand tout est prêt, que j'ai tout lu, relu, pesé et vérifié, je lance une commande au système qui répond:
"Effacement complet des données holographiques 238. Pierre CHUR, mot de passe et confirmation"
Il me faut encore trois heures pour venir à bout du mot de passe. Enfin je trouve : "Tom Hank"
"Tom Hank"!, ils ne manquent pas d'air. Au juste, une hypothèse que je n'avais pas encore envisagée : est-il bien mort Tom ? Malheureusement, je n'ai pas le temps de creuser ce problème pour savoir s'il est mort "naturellement", si on l'a aidé et, peut-être, ressuscité
Encore plusieurs minutes avant de me décider à lancer la dernière commande de confirmation, j'ai des sueurs froides, je sens que si je ne le fais pas maintenant, je n'aurai peut-être pas le courage de le faire plus tard.
"Effacement complet des données holographiques 238. Pierre CHUR effectué"
Mercredi 16h24, dans le magnifique bureau du directeur, sur le terminal, l'icône de message urgent s'anime et un message, laconique, s'affiche :
" Rapport prioritaire des automates de surveillance :
- accès illégal de 252 niveau 1 vers 238 niveau 5
- destruction illégale totale du 238 niveau 5
- Procédure de sécurité : Le 252 niveau 1 est détruit"
Chapitre 11
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Dans son bureau, le directeur méditait : Joe Nelson, ou du moins ce qu'il en restait, était moins bête qu'il n'en avait l'air et la tâche confiée à Pierre Chur était beaucoup plus dangereuse qu'elle n'y paraissait. En tout cas elle lui avait coûté la vie...
Joe Nelson était sans doute la première personne qui venait de perdre la vie pour la troisième fois!
Il décida de prendre la situation en main mais il devait prendre des précautions. Sur son terminal, il règle son niveau de sécurité sur "maximum. Ensuite il lance une procédure très inhabituelle réservée à quelques privilégiés : sauvegarde automatique quotidienne de toutes ses données avec réactivation de la copie en cas de destruction.
Et voilà, en quelques clics, il venait d'accéder à l'immortalité, ou presque!
Le directeur était justement en train de réfléchir au "presque" avant de se décider à continuer de bricoler sur son écran. Pierre Chur avait tout prévu "ou presque". Aujourd'hui, il n'était plus là pour en parler et il avait entraîné Joe Nelson dans sa chute.
Et Joe Nelson était mort, entièrement détruit. Entièrement ou presque...
Le directeur hésitait : perdre tout ce travail... Mais pouvait-il prendre le risque qu'une copie de virtuel milliardaire disparaisse? Si ça arrivait et si ça se savait, et ça se saurait; ce serait la faillite de la société, sa disparition et peut-être plus encore. Déjà que les explications à fournir sur l'échec de l'expérience aux actionnaires risquaient de poser problème; ainsi que la justification des risques, rétrospectivement élevés, de l'entreprise.
Prévenir les actionnaires, organiser une réunion exceptionnelle et se perdre dans les explications... CA allait prendre du temps, beaucoup de temps et ce pouvait être dangereux.
Après mûre réflexion, le directeur décida que l'on ne pouvait pas prendre un tel risque et qu'il fallait agir avant qu'il ne soit trop tard, en espérant qu'il n'était pas déjà trop tard.
Il continua de tapoter sur son clavier : destruction totale et immédiate des données 250 stockées. Il fournit les codes confidentiels et les autorisations nécessaires. Le système demanda confirmation, valida et fournit l'accusé de réception.
Le directeur, un peu mélancolique, songea que Joe Nelson venait de perdre la vie pour la quatrième et dernière fois.
NICE le 04 décembre 2000
http://spt06.perso.libertysurf.fr